La sculpture du vivant : Le suicide cellulaire ou la mort créatrice
Par Jean-Claude Ameisen – Éditions SEUIL
La Sculpture du vivant est un ouvrage peu ordinaire, tant on y sent à chaque page la passion d’un chercheur racontant « sa » science de l’intérieur.
Le thème, il est vrai, est fondamental : l’apoptose, ou mort programmée des cellules, est une découverte récente qui remet en cause tout ce que l’on croyait savoir sur la vie et la mort. De la vie, Claude Bernard disait : « Tout ce qui s’oppose à la mort. » La réalité est autrement plus subtile, puisque chacune de nos cellules, si elle contient les organes nécessaires à sa survie, contient aussi les armes capables de la détruire.
Au stade embryonnaire, par exemple, nos organes ne « poussent » pas comme le feraient des plantes ; les mains, qui sont d’abord des sortes de moufle, comportent certaines cellules, programmées pour cela, qui vont s’autodétruire afin de laisser des espaces libres – sculptant ainsi une main en enlevant de la matière !
La façon dont les cellules décident ainsi de se suicider, et la façon dont elles sont absorbées par l’organisme, donnent les clés essentielles pour la compréhension du vivant… et pour la guérison de toutes les grandes maladies qui résultent d’un dysfonctionnement de la cellule. (Arthur Hennessy)
Chacune de nos cellules à la possibilité de se suicider. Cette faculté est héritée d’un lointain passé où les cellules luttaient contre les plasmides. Si l’évolution a conservé le suicide cellulaire, c’est qu’il est source de vitalité.
Le suicide cellulaire est constructif. Il permet à l’embryon de se développer. Il assure l’éducation de notre système immunitaire. Il intervient pour réguler les populations cellulaires. D’une manière générale c’est un moyen de contrôle de la société cellulaire sur les individus qui la composent.
L’autodestruction cellulaire est à la fois vecteur de complexité, donc du vivant, tout en étant responsable de nombreuses maladies
On ne connaît pas encore le nombre de maladies causées par la mort cellulaire mais nous savons que la majorité des agents pathogènes perturbent les signaux de contrôle exercé par la société cellulaire sur ses membres. — Idées clés, par Business Digest
Lorsque l’on referme le livre, l’émerveillement du vivant se combine avec la satisfaction d’avoir rencontré un homme. En effet derrière le scientifique c’est aussi le vécu de Jean-Claude Ameisen et ses dimensions philosophiques et spirituelles qui apparaissent. Dans une grande profondeur, humilité, prudence, générosité, il nous fait partager ses interrogations fondamentales. Non seulement dégage-t-il une « grille de lecture » du vivant, mais aussi suggère-t-il que les sciences du vivant peuvent apporter une contribution à nos sociétés : celle de stimuler le questionnement et la réflexion éthiques, avec la pleine conscience des ouvertures comme des limites propres aux analogies et aux métaphores.
Ce voyage sur 4 milliards d’années nous fait comprendre comment les formes complexes (autrement dit le vivant) émergent progressivement du simple (une bactérie unicellulaire). Oui nous sommes « sculptés ». C’est la mort intelligente qui crée les formes dont la plus élaborée, celle de l’homme.
Un angle de lecture peut donc être le questionnement suivant : l’entreprise et ses hommes ne seraient-ils pas des vivants à la fois « sculpteurs » et « sculptés » ? Par exemple : « Nous ne pouvons nous continuer et nous pérenniser en tant qu’individu, que parce que nos cellules deviennent autres. De la diversité naît la complémentarité ; de la complémentarité, l’interdépendance et de l’interdépendance, la complexité ». Similitude avec l’entreprise ? Oui, car sa pérennité est assurée par la reconnaissance de l’altérité et la qualité de l’interdépendance des hommes. Des cellules savent le faire !
« La société cellulaire est devenue l’architecte de sa propre construction » : chacun des membres avec ses propriétés propres, mais en sachant interagir avec les autres crée le nouveau. Dans l’entreprise, les compétences sont partout, et en particulier à la base. Comment les laisser naturellement émerger pour construire le nouveau, l’innovation ? Le vivant peut nous éclairer : savoir faire confiance aux autres, les laisser révéler leurs talents, agir ensemble. Car tout au long du livre je me suis posé la question : mais où est le chef ? Est-ce la présence dans chaque cellule, dans son noyau, de toute l’information, mais utilisé par chaque espèce de cellule différemment ? Serait-il partout ? Et si ça marchait dans l’entreprise? Voilà un bel axe de réflexion pour questionner sa vision des fonctionnements fondamentaux de l’entreprise, en particulier en ce qui concerne le pouvoir et l’information.
Si l’interdépendance apparaît comme un élément de la grille, le paradoxe se dégage comme fondamental. Une cellule doit posséder en elle un « exécuteur » et un « protecteur », celui qui est fait pour la « suicider », et celui qui l’en empêche. C’est le jeu de ces 2 opposés qui va permettre de créer le nouveau. Pour cela il faut une « asymétrie ». Selon sa nature c’est l’exécuteur ou le protecteur qui va l’emporter. Et l’on découvre que les 2 sont nécessaires. Et même, dans certaines conditions le fait de posséder l’exécuteur, la toxine, va créer la vie. Le vivant se sculpte en permanence grâce au paradoxe. Et dans la vie, l’entreprise, le paradoxe est un moteur essentiel. Il permet sans cesse de rebondir. Par exemple il est présent dans la décision, qui contient toujours des aspects favorables et défavorables. Comment mieux le comprendre pour agir avec plus d’efficacité et de rapidité ? Comment vivre heureux, en pleine conscience, dans le paradoxe ? Peut-être en regardant nos cellules en jouer, et en comprenant que sans lui, en nos cellules, nous n’existerions pas. Le rôle créateur du paradoxe peut devenir plus clair.
L’asymétrie, décrite par Ameisen, c’est aussi un rôle majeur du dirigeant. L’entraîneur qui sait rendre présentes à l’ensemble des hommes de l’entreprise les conditions du déséquilibre, puis les maintenir en permanence afin de permettre à tous, en relation , de faire émerger sans cesse des « formes », non prévues, nouvelles : visions, processus, façons de travailler ensemble pour créer plus et mieux.
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